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mutants
L'irradiation des aliments (officiellement appelée
"ionisation") est un procédé utilisé pour décontaminer les
denrées, ralentir le mûrissement, inhiber la germination et
conférer une meilleure conservation (parfois seulement en
apparence). Il consiste à soumettre les produits à un rayonnement
gamma de très haute énergie (directement issu de Cobalt 60, ou
plus rarement de Césium 137) ou à un faisceau d'électrons de très
haute énergie. Il s'agit d'une technologie nucléaire mise en
oeuvre dans des installations spécifiques.
Souvent présentée comme moins nocive que d'autres modes de
conservation industriels, cette technologie permet surtout de
contourner - au moins en partie - l'usage de produits chimiques
(dont la toxicité est maintenant largement avérée et peu
populaire) ; elle est plus souple d'utilisation que la surgélation
(contraignante par le maintien de la chaîne du froid) et peut être
appliquée à quasiment tous types de produits, y compris les
produits frais, à l'inverse des traitements par la chaleur.
Elle permet ainsi un traitement de long terme de très nombreux
produits, des déplacements sur longue distance et des stockages de
longue durée. Ces avantages, ainsi que son efficacité
multi-usages, en font une technologie particulièrement appropriée
pour l'économie "moderne" mondialisée et pour le développement des
échanges internationaux.
Une technologie à hauts risques
Si l'irradiation ne rend pas les produits alimentaires radioactifs, elle provoque une perte de vitamines et présente des risques de cancérogénèse et de mutagénèse dus à la prolifération de radicaux libres et de molécules nouvelles au sein de l'aliment irradié. Par ailleurs, l'irradiation peut être utilisée comme substitut à de bonnes méthodes sanitaires de production Ou encore, l'équilibre microbiologique de l'aliment irradié étant fragilisé, des agents pathogènes peuvent se développer plus rapidement et proliférer puisque leur "concurrents" ont été éliminés.
Sur le plan environnemental, on peut citer les risques liés au fonctionnement des installations (nucléaires) et au transport de matières nucléaires, et les dommages liés aux modes de production et de distribution industriels : pollutions et production de gaz à effet de serre (y compris par la multiplication des transports longs liés à la délocalisation des productions), atteinte à la biodiversité par la spécialisation des productions, destruction de milieux naturels.
Enfin, ce mode d'organisation de la production et des échanges
agroalimentaires implique des risques socio-économiques. La
délocalisation des productions vers des pays à bas coûts sont une
menace pour l'emploi et l'économie locale. La spécialisation des
productions dans l'agriculture conduit à l'extension de
monocultures et de la culture intensive, qui, au-delà des
conséquences environnementales qu'elles induisent, compromettent
encore davantage la souveraineté alimentaire des peuples de la
planète. La concentration des entreprises renforce les
multinationales, dont le pouvoir économique, financier et
politique constitue une menace réelle pour la démocratie.
Des normes calibrées, des réglementations inefficaces
Dans l'Union européenne, deux directives (1),
émises en 1999, déterminent la liste des produits pour lesquels
l'irradiation est autorisée (herbes aromatiques séchées, épices et
condiments végétaux) et l'obligation d'étiquetage. Cependant, des
dérogations existent dans les différents pays de l'Union,
notamment en France, qui autorise par ailleurs l'irradiation de
nombreux produits : oignon, ail, échalote, légumes et fruits secs,
flocons et germes de céréales pour produits laitiers, farine de
riz, gomme arabique, volaille, cuisses de grenouilles congelées,
sang séché et plasma, crevettes, ovalbumine, caséine et caséinates
(additifs alimentaires). Chaque année, la Commission européenne
publie un rapport sur le traitement des denrées alimentaires par
ionisation, à partir des données que chaque Etat membre est censé
communiquer. Sur 10 Etats membres qui disposaient en 2005 d'unités
d'irradiation agréées, seuls huit Etats (à l'exception de
l'Espagne et l'Italie, pourtant forts producteurs de fruits et
légumes) ont communiqué les informations demandées sur les
quantités de produits traités et les doses appliquées. Au stade de
la commercialisation, seuls 16 Etats membres ont déclaré avoir
procédé à des contrôles, pour des quantités de types d'aliments et
des volumes tellement disparates que la synthèse ne donne guère de
sens. Ce sont tout de même 4% des échantillons en moyenne qui
avaient été irradiés illégalement et/ou n'étaient pas étiquetés
correctement en 2005, un chiffre en progression constante depuis
2001 (alors 1,4%). De plus, alors que les infractions constatées
concernaient particulièrement les produits importés d'Asie, aucune
unité d'irradiation asiatique n'était agréée par la Communauté
européenne. Une situation qui n'est pas moins inquiétante en
France : en 2006, seuls 105 échantillons (contre env. 4000 en
Allemagne chaque année) y ont été analysés, dont 10% étaient
frauduleux (contre 7% des 80 échantillons en 2005).
De ce fait, il n'est possible de connaître ni la
quantité exacte de denrées alimentaires irradiées dans l'Union
européenne, ni le volume des aliments irradiés effectivement
commercialisés au sein de l'Union, a fortiori en France. Les
consommateurs soucieux de leur santé et des conséquences de leur
consommation, mal informés, devront privilégier les fruits et
légumes de saison, les produits locaux de l'agriculture paysanne,
notamment biologique, les achats directs au producteur, à la
ferme, sur le marché, dans des AMAP (2) : pour les productions de
taille modeste, distribuées localement, l'irradiation n'a pas lieu
d'être et ne se justifierait pas économiquement.
Au niveau international, le Codex alimentarius (3)
2003 (FAO/OMS) autorise l'irradiation pour tous types de produits.
Il faut savoir que cette norme se réfère à des avis et rapports de
la commission mixte FAO/AIEA/OMS, l'AIEA ayant pour mission de
promouvoir les usages pacifiques de l'énergie nucléaire (4) !
L'OMS a ainsi donné son aval à l'usage de l'irradiation pour tous
types d'aliments, sans que l'agenda de recherche défini
initialement en 1961 par l'OMS, l'AIEA et la FAO ait été respecté.
Il considérait pourtant neuf questions clés à résoudre avant de
pouvoir déclarer les aliments irradiés comme sains pour
l'alimentation humaine.
L'autorisation de l'irradiation des aliments par le Codex alimentarius fait en réalité peser sur les pays de l'Union européenne la menace d'une plainte de pays tiers devant l'ORD pour refus d'importation de produits irradiés (ce qui contribue probablement au peu d'empressement des pays de l'UE, et notamment de la France, à effectuer des contrôles à la commercialisation...
Des lobbies bien
organisés
En réalité, plusieurs réseaux internationaux agissent directement pour l'irradiation des aliments. Le programme mixte FAO/AIEA des techniques nucléaires dans l'alimentation, qui promeut l'utilisation de technologies nucléaires pour réduire les risques liés à la nourriture, encourage l'irradiation lorsqu'elle est utilisée pour des raisons sanitaires ou phytosanitaires. Il a pour double objectif de favoriser l'harmonisation des réglementations à l'échelle internationale et de garantir de bonnes pratiques analytiques et en laboratoire. Pour ce faire, il encourage les Etats membres des Nations unies à s'aligner sur les règles sanitaires et phytosanitaires développées par l'OMC dans le cadre du Codex Alimentarius, tandis que l'AIEA soutient l'implantation de l'irradiation dans les pays en développement, en particulier en Chine et en Inde. L'Association internationale pour l'irradiation (5) (International Irradiation Association, IIA), compte l'AIEA parmi ses membres ainsi que des entreprises spécialisées dans l'irradiation, des consultants, des fournisseurs de matériel tels que des dosimètres et des utilisateurs d'irradiation. Entièrement financée par l'industrie, elle a pour objet de promouvoir toutes les techniques d'ionisation et travaille à l'harmonisation des réglementations, à la défense de l'industrie face aux avancées de régulation, et au développement de nouvelles applications. Le Conseil international pour l'irradiation des aliments (6) (ICFI), créé sous la forme d'une organisation non gouvernementale internationale, offre un espace international dédié à la promotion et la dissémination d'informations "scientifiques" liées à l'irradiation des aliments. L'objectif de cette organisation est de faire en sorte que les consommateurs, les décideurs politiques et les médias acceptent l'irradiation comme mode de conservation des aliments.
Une
prolifération insidieuse
Une soixantaine de pays autorise l'irradiation des
aliments et plus de trente pays la pratiquent, dont certains pour
une vaste palette de produits : en Afrique du Sud, au Brésil et au
Ghana, pratiquement tous les aliments peuvent être irradiés ; en
Chine, en Croatie, en Russie, en Turquie, en Ukraine, aux USA, une
grande variété d'aliments, dont certaines viandes, peut être
irradiée ; à Cuba, en Inde, au Mexique, de nombreuses viandes
peuvent être irradiées. Un cas particulier, celui du jus d'orange,
produit de grande consommation : il est difficile, voire
impossible, de détecter si un jus de fruit a été traité par
ionisation. Or, de nombreux jus d'orange présents sur le marché
européen sont reconstitués à partir de concentrés et de pulpes
provenant du Brésil.
Tandis que les volumes d'aliments irradiés
localement dans les pays occidentaux semblent stagner, voire
diminuer, l'on assiste à une véritable explosion du nombre
d'installations d'irradiation dans les pays à fort développement.
En Chine, le nombre d'installations en capacité d'irradier des
aliments est passé de 7 unités en 2003 à 50 en 2006. Plus de 140
000 tonnes d'aliments ont été irradiés en Chine en 2005 (contre 80
000 tonnes en 2003). Sachant que ces aliments sont souvent
destinés à l'exportation, comment les contrôler quand leur
étiquetage est loin d'être systématique ? Il n'est pas étonnant
d'observer qu'en Europe les produits alimentaires irradiés non
étiquetés proviennent fréquemment d'Asie.
Dans de nombreux autres pays émergents, on
constate les mêmes tendances. En Inde, 25 installations
d'irradiation sont prévues jusqu'à 2012. D'ici 2008, le Mexique se
dotera de la plus grande installation d'irradiation du monde lui
permettant ainsi d'exporter ses goyaves, pamplemousses,
caramboles, mandarines et mangues. L'irradiation des aliments
représente pour certains pays une fantastique opportunité
d'écouler leurs productions sur le marché international, autrefois
plus difficilement accessible à cause de la durée du transport et
des contraintes correspondantes en termes de conservation des
produits.
Les Etats-Unis encouragent cette dynamique en
signant avec certains pays un type d'accord spécifique qui encadre
et régule les échanges de produits alimentaires irradiés, le
Framework Equivalency Work Plan (FEWP). Il se fait généralement
avec un pays en développement et s'accompagne souvent de
dispositifs d'aides financières ou technologiques permettant la
construction d'installations d'irradiation. Des conventions
bilatérales étaient récemment en cours de finalisation avec la
Thaïlande, l'Inde et le Mexique. A travers ces accords, les
Etats-Unis disposent d'un outil puissant leur permettant de
promouvoir l'utilisation de l'irradiation à travers le monde et
indirectement sur leur propre marché intérieur, en dépit d'une
opinion publique méfiante (7). L'irradiation des aliments obéit à
la logique dominante des institutions financières internationales
(OMC, Banque Mondiale, FMI) qui considère comme une loi naturelle
que le développement des pays du Sud passe par l'exportation
massive de leurs matières premières et productions agricoles. En
construisant des unités d'irradiation, ces pays peuvent espérer
écouler leurs surplus et développer leurs productions pour
l'export (souvent avec des soutiens institutionnels) sur le marché
international puisque l'ionisation permet (du moins en apparence)
une meilleure conservation des aliments à exporter.
Une pensée unique, des politiques hygiénistes et mondialistes
En réalité, l'irradiation des aliments accompagne idéalement le développement de l'industrie agroalimentaire mondialisée, pour le plus grand intérêt des grandes firmes internationales du secteur. Comme dans d’autres dossiers, le Codex alimentarius (dont les avis sont ici influencés par l'AIEA) fait office de norme internationale chapeau, hygiéniste, mondialiste et produisant une "pensée unique" calibrée sur les impératifs des productions industrielles et des échanges de longue distance, à laquelle se rallient les réglementations régionales et locales. L'Union européenne, qui s'est pourtant dotée de directives restrictives, ne se donne pas les moyens d'en assurer le respect : une réglementation alibi qui ne permet pas d'endiguer la commercialisation d'aliments irradiés. La France, en élargissant la "liste courte" de l'Union européenne et en ne contrôlant pas (ou si peu) les produits irradiés commercialisés, contribue à la prolifération de cette technologie dans le monde, et dans l'assiette des Français. Parmi les candidats à l'élection présidentielle en 2007, seuls Ségolène Royal, Dominique Voynet et José Bové avaient argumenté leur sensibilité à ce dossier, tandis que Nicolas Sarkozy n'avait pas répondu à l'interpellation du Collectif français contre l'irradiation des aliments (8). Ce dernier demande des contrôles significatifs à l'importation et à la commercialisation, la modification de la liste des aliments autorisés en France (de telle façon que celle-ci se conforme à la liste de l'Union européenne), la mise en place d'une commission d'enquête sur les fraudes, l'attribution de fonds pour une recherche, indépendante et transparente, sur les effets pour la santé de la consommation d'aliments irradiés. Au-delà, la France devrait peser dans les instances internationales pour obtenir la prise en compte des enjeux transversaux liés à l'usage de cette technologie, et non prioritairement les critères de compétitivité des entreprises et l'objectif d'harmonisation des marchés au niveau mondial.
Véronique Gallais, Présidente d'Action
Consommation, pour le Collectif français contre l'irradiation des
aliments
Références
*
Rapports de la Commission sur le traitement des denrées alimentaires par
ionisation, pour l'année 2005 (2007/C122/03) et pour l'année 2002
(COM(2004) 69 final)
* "Contrôle des denrées alimentaires susceptibles d'être décontaminées
par traitement ionisant", DGCCRF, 28.03.2007
* "Irradier nos aliments ? non merci", Maria Denil, Paul Lannoye, mars
2005
* Documents de Public Citizen / Food and Water Watch
* Sites internet des organismes cités
Sigles
* AIEA
: Agence Internationale de l'Energie Atomique
* DGCCRF : Direction générale de la concurrence, de la consommation et
de la répression des fraudes
* FAO : Organisation des nations unies pour l'alimentation et
l'agriculture
* FDA, Food & Drug Administration, agence de sécurité sanitaire pour
les aliments et les médicaments
* OMC : Organisation mondiale du commerce
* OMS : Organisation mondiale de la santé
* ORD : Organe de règlement des différends (de l'OMC)
Notes
* (1)
Directives 1999/2/CE et 1999/3/CE du Parlement européen et du Conseil du
22 février 1999
* (2) AMAP Association pour le maintien de l'agriculture paysanne,
http://alliancepec.free.fr
* (3) Norme générale Codex pour les denrées alimentaires irradiées,
codex stan 106-1983, rev. 1-
* (4) De nombreuses organisations dénoncent les accords entre l'OMS et
l'AIEA : www.independentwho.info
* (5) www.doubleia.org
* (6) Le site www.icfi.org a actuellement disparu.
* (7) Côté consommateurs, on veille au grain : une demande de la FDA est
actuellement en cours d'examen, visant à supprimer l'obligation
d'étiquetage pour les produits qui n'auraient pas subi de modification
du fait de l'irradiation, et autorisant la qualification de "pasteurisé"
(au lieu de l'impopulaire vocable "irradié") pour les autres.
* (8) Collectif français contre l'irradiation des aliments -
www.irradiation-aliments.org c/o Action Consommation - 40 rue de Malte -
75011 Paris - T/F : 01 48 05 86 81